Carnet hypothèses « MAG-RENEW », projet islamologie d’excellence 2023
MAG-Renew. Renouveaux spirituels et expressions artistiques dans le Maroc du 19ème siècle. Approches islamologique, littéraire et esthétique (islamologie d'excellence, IFI 2023)

Le projet « MAG-Renew » pourtant sur les Renouveaux spirituels et expressions artistiques dans le Maroc du 19ème siècle. Approches islamologique, littéraire et esthétique dispose d’un carnet Hypothèses qui informe de son actualité. Il est consultable à partir du lien suivant : https://magrenew.hypotheses.org/
-
19ème siècle : un champ d’étude ancien
Une vaste littérature scientifique a mis en lumière l’articulation profonde que le Maghreb entretient avec le discours sur la sainteté, dont la présence régit et organise à la fois les enjeux sociétaux et les dynamiques religieuses. L’espace sacré et l’homme porteur du sacré traversent les différentes classes sociales, l’autorité thaumaturgique devenant un enjeu de négociation et de détermination de soi ou du groupe. D’abord décrite – entre autre – par Alfred Bel, puis étudiée avec un regard ancré dans les sciences sociales par Jacques Berque,[1] la sainteté au Maroc et son analyse continue à occuper la recherche francophone, grâce aux écrits de Houari Touati[2] et plus récemment de Vimercati Sanseverino.[3] C’est dans cette tradition d’étude sur le Maroc que le présent projet, focalisé sur le 19èmesiècle, entend se positionner, en proposant des corpus inédits et un questionnement renouvelé.
- L’islamologie au prisme de la matérialité religieuse et de l’art visuel : enjeux et problématique
a. La représentation de soi : une étude hagiographique renouvelée
Cette recherche a pour point de départ le questionnement savant sur l’écriture de soi dans la littérature arabe. Cette approche, qui interroge les productions littéraires en tant que ego-documents, a été développée entre autre, par deux auteurs allemands, Reichmuth et Elger (voir l’article de Mayeur-Jaouen, 2013), porte initialement sur des sources littéraires. Mayeur-Jaouen a par la suite dirigé un projet sur l’histoire culturelle et religieuse du concept d’adab, d’abord en se concentrant sur l’adab soufi,[1] puis sur la question de sa redéfinition à l’époque moderne et contemporaine,[2] et plus récemment sur les origines de cet idéal éthique et littéraire.[3] Elle a démontré que l’étude de l’adab permet de revoir l’histoire religieuse et culturelle des mondes musulmans à l’aune de ce concept fondateur, qui a su se développer et s’adapter au fil des siècles. Mais le Maghreb demeure un angle mort de ces études, alors que la profusion de sources récemment éditées, ainsi qu’un accès facilité aux fonds d’archives et de bibliothèques, voir aux archives familiaux privés, rendent nécessaire une étude approfondie de cette question. Le présent projet ambitionne d’appliquer ces avancées dans le champ des études sur l’adab à l’histoire du soufisme maghrébin au 19ème siècle, qui ne demeure pas suffisamment connue et étudiée. En combinant étude islamologique et approche littéraire appliquées à des textes tirés de corpus variés, le projet se concentre sur une question particulière : la représentation de soi. Plus précisément, ce sont les questions suivantes qui sont abordées : comment et pourquoi l’écriture hagiographique (dans sa variété de genres : manāqib, ṭabaqāt, tarājim, fahāris) présente-t-elle au 19ème siècle une affirmation de soi de plus en plus forte ? Quelles sont les stratégies utilisées à cette époque et dans cette aire du monde arabo-musulman pour concilier – de façon parfois paradoxale – l’idéal mystique de l’effacement de soi avec l’émergence d’une nouvelle écriture dans laquelle l’individu semble s’auto-représenter avec plus d’assurance ? Dans quelle mesure, dans ce processus de redéfinition de soi, la réappropriation des canons littéraires appliqués aux thèmes religieux joue-t-elle un rôle déterminant ?
b. L’étude de l’islamologie à travers ses matérialités

Une deuxième approche, qui implique un élargissement du corpus textuel aux sources calligraphiques et iconographiques, concerne l’étude des conceptions esthétiques grâce auxquelles le textuel se fait, à travers la calligraphie, visuel, et à travers les documents d’usages privées, témoignage de soi. Ce projet vise à étudier, dans une entreprise collective, les manifestations matérielles du discours sur la sainteté dans la religion au Maroc. Ces “matérialités islamologiques” peuvent provenir de corpus assez divers (manuscrits enluminés, lettres, annotations, certificats de descendance prophétique, tableaux monumentaux, cahiers de chant/kunnāsh, tissus brodés et calligraphiés) mais elles ont en commun leur espace de production et un milieu de réception qui a rendu possible des renouveaux esthétiques remarquables, comme dans le cas de la Dhakhīrat al-Muḥtāj (voir Zahri 2021) ou de Qandūsī.
-
Les objectifs et hypothèses de recherche

Notre hypothèse initiale est la suivante : lorsqu’elles font l’objet d’une mise à l’écrit, les expériences spirituelles comportent également une dimension littéraire indissociable des croyances exprimées. Ce lien est connu pour le soufisme primitif, mais doit encore être étudié pour les phases plus récentes. Par exemple, le milieu de naissance de Qandūsī, l’oasis de Kenadsa, dans le sud-ouest algérien, est également une terre d’adab. La publication récente d’un Dīwān al-Qandūsiyīn (Recueil poétique des maîtres de Kenadsa) montre bien que ces hommes jouissaient d’une autorité qui n’était pas seulement d’ordre spirituel mais également d’ordre culturel. La recherche de Touati, déjà mentionnée, le montre avec clarté. Ces centres étaient des lieux de production littéraire. Ceci semble être particulièrement vrai pour la tarīqa nāṣiriyya ziyāniyya (Reichmuth a étudié l’écriture poétique d’une qaṣīda issue du même milieu Nāṣirī).[1] Le père du commanditaire du grand Coran de Qandūsī, Idrīs al-ʿAmrawī, était également un poète, et ses échanges épistolaires inédits, qui comportent une dimensions littéraire assumée, jouent un rôle particulier dans ce genre spécifique qu’est l’art épistolaire, en tant que stratégie d’autoreprésentation. Dans ce cadre, nous supposons que l’évolution de l’écriture hagiographique observable au Maghreb est le résultat de son usage de cadres esthétiques et de codes littéraires renouvelés.
La deuxième hypothèse dérive de cette dernière affirmation. Les cadres esthétiques renouvelés génèrent une production de supports visuels (tableaux muraux, calligraphies en plusieurs styles, tissus brodés, compositions épigraphiques) qui seront étudiés comme des sources spécifiques de l’autoreprésentation du soi ou du groupe (mémoire familiale ou confrérique). À titre d’exemples, outre les planches de Qandūsī, nous rechercherons, en collaboration avec des chercheurs en histoire de l’art du Maghreb tels qu’Umberto Bongianino (The Khalili Research Centre for the Art and Material Culture of the Middle East, Université d’Oxford) à pénétrer l’univers graphique et doctrinal des grands tableaux muraux maghrébins. Mounia Chekhab-Abudaya (Musée d’Art islamique (MIA) de Doha) a récemment donné une conférence sur un exemplaire conservé à Harvard (voir bibliographie).[1]

Ces tableaux, qui rappellent les ḥilya-s ottomanes, n’ont pas encore été suffisamment étudiés. Le commanditaire pouvait les personnaliser en demandant l’insertion de textes qui rappelaient sa mémoire personnelle et familiale (silsila-s initiatiques, nasab familiaux, prières spécifiques etc). L’objectif, dans ce cas, est de comprendre la portée de ces documents pour l’histoire de la sainteté au Maghreb au 19ème siècle. Citons également l’article à paraître de Péter Nagy et Umberto Bongianino sur le symbole “barakat Muḥammad” en coufique carré: la “présence” du prophète ne doit pas seulement être étudiée dans les sources religieuses, mais également dans ses représentations esthétiques.[2] D’autre sources peuvent être envisagées, comme une étude sur la production et la diffusion et calligraphiques marocaines du genre des “sandales du Prophète” (niʿāl), suivant les indications préliminaires de Christiane Gruber (2014) et Lorenz Korn (2020), ou les inscriptions calligraphiques brodées qui ornent les tombeaux des grands Saints au Maroc (Bongianino, à paraître).
- Partant de ces deux hypothèses, le projet fixe un ensemble d’objectifs :
– Identifier, éditer et étudier un corpus varié, de nouvelles sources hagiographiques et autobiographiques, jusqu’alors négligés hors Maroc.
– Répondre aux questionnements exposés plus hauts, en essayant de comprendre la nature dynamique du lien hagiographie, écriture de soi, expression artistique au Maroc.
–Ces réponses doivent aider à renouveler l’étude de l’histoire religieuse et culturelle du Maghreb au 19èmesiècle grâce à une méthodologie innovante.
-
Axes du projet
Axe : Hagiographie, écriture de soi et soufisme dans le Maghreb au 19ème siècle
Cette première année vise à réunir les spécialistes de l’histoire du soufisme au Maroc afin d’établir un état des lieux de la recherche et de ses avancées récentes. Le nombre d’éditions de texte relatifs à cette phase de l’histoire du soufisme a fortement augmenté. Nous nous intéressons également aux milieux d’édition de ces sources. Une attention particulière sera donnée aux archives privées qui demeurent une source peu accessible, notamment des échanges épistolaires. Les terrains de recherche effectués par le porteur du projet ont permis la rencontre avec certaines familles disposant de sources inédites importantes. Rachida Chih étudiera plus spécifiquement l’histoire de la tarīqa darqāwiyya. L’équipe travaillera en collaboration avec Jaafar Ben el Haj Sulami, professeur à la faculté de lettres de l’Université de Tétouan, qui a notamment dirigé une thèse sur l’écriture biographique dans la littérature arabe (voir le travail de Muḥammad al-Wardī, Bidāyāt al-sīra al-dhātiyya ʿinda al-ʿarab, récemment publiée). L’œuvre de Qandūsī, parsemée de donnée autobiographiques, sera également présentée à la lumière des textes en cours d’édition.
Axe : Matérialités islamologiques. Acteurs principaux : Francesco Chiabotti et Umberto Bongianino
L’année sera consacrée aux matérialités islamologiques, un corpus de supports qui matérialisent et rendent présents des conceptions religieuses en lien avec les discours hagiographiques.
Une première journée d’études portera sur les grands tableaux muraux calligraphiés. Une deuxième journée d’étude portera sur l’étude des broderies qui décorent les tombeaux des saints. Umberto Bongianino a conduit une recherche innovante sur les motifs poétiques brodés sur le tissu qui couvre le tombeau du sharīf wazzānī.[1] Cette journée d’étude veut réunir d’autres matériaux et étudier l’interplay entre discours hagiographique brodé et son inscription dans un espace sacré.
Axe : Le renouveau calligraphique : acteurs, circulations, usages. Acteurs principaux : Francesco Chiabotti, Umberto Bongianino et Eloïse Brac de la Perrière
La troisième année se concentrera sur le renouveau calligraphique qui est observable au 19ème siècle au Maroc.
Une première journée d’étude explorera deux thématiques fondamentales : 1) la production des Corans calligraphiés impulsée par la dynastie Alaouite. Grâce aux collections de la Bibliothèque Royale de Rabat, nous pouvons étudier les changements qui s’opèrent au cours du 19ème siècle dans la production artistique des Corans calligraphiés. On reviendra sur le cas de Qandūsī mais en comparant son Muṣḥaf avec les autres témoins de la collection royale. 2) La Dhakhīrat al-muḥtāj : une famille textuelle et ses ramifications. Khalid Zahri (codicologue, ancien conservateur à la Bibliothèque Royale de Rabat) propose dans ce cadre d’étudier le monde du shaykh Sharqāwī, calligraphe et auteur soufi du 18ème siècle, auteur de la Dhakhīrat al-muḥtāj, œuvre de dévotion majeure et source importante de la représentation de soi. Nous pouvons nous appuyer sur des exemplaires privés, conservés par des familles marocaines.
[1] Bongianino, à paraître.
[1] Chekhab-Abudaya (2019).
[2] https://www.academia.edu/40382977/Barakat_Muḥammad_Square_Kufic_epigraphy_in_the_medieval_Maghrib
[1] Reichmuth (2017).
[1] Voir Chiabotti et alii (2016).
[2] Mayeur-Jaouen (2019).
[3] Mayeur-Jaouen (2023).
[1] J. Berque, Ulemas, fondateurs, insurgés du Maghreb, 1982
[2] L. Touati, Entre Dieu et les hommes. Lettrés, saints et sorciers au Maghreb (17e siècle)
[3] R. Vimercati-Sanseverino, Fès et sainteté, de la fondation à l’avènement du Protectorat (808-1912): Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique dans la ville de Mawlāy Idrīs, 2014