Appel à contributions : Le pèlerinage à La Mecque comme expérience sociale, Arabian Humanities (date limite 31/10 2025)
Numéro dirigé par Hassan Bouali et Luc Chantre

Il y a bientôt un siècle et demi, l’orientaliste néerlandais Christiaan Snoucke Hurgronje soutenait sa thèse de doctorat consacrée au pèlerinage mecquois (ḥajj) à l’université de Leyde (Hurgronje, 1880). Quelques décennies plus tard, Maurice Gaudefroy-Demombynes, auteur d’un ouvrage désormais classique sur le sujet, affirmait que le pèlerinage à La Mecque est « une institution particulièrement digne d’attention » (Gaudefroy-Demombynes, 1923). Dans la continuité de ces travaux pionniers, le phénomène du pèlerinage n’a cessé de susciter un intérêt croissant dans le champ des sciences sociales, que l’on songe aux travaux de l’anthropologue Victor Turner sur la liminarité (1969) ou ceux d’Alphonse Dupront sur l’eschatologie (1987) ou encore d’Abdellah Hammoudi (2005), tandis que la sociologie des religions a souligné à quel point le pèlerinage pouvait être un puissant vecteur d’identité individuelle – « le pèlerinage comme narration de soi-même » (Hervieu-Léger, 1999) – ou collective (Vincent, 2004 ; Saghi, 2010).
Sur le plan historiographique, les travaux de la décennie précédente et actuelle ont quant à eux plutôt été marqués par un regain d’intérêt pour le ḥajj comme objet d’histoire globale, à une échelle régionale (Papas, Welsford et Zarcone , 2011 ; Tagliacozzo, 2013 ; Dewière, 2017 ; Can, 2020), impériale (McMillan, 2011 ; Slight, 2015 ; Kane, 2015 ; Chantre, 2018 ; Tagliacozzo et Toorawa, 2016 ; Choudhury, 2023), voire mondiale (Greene, 2014 ; Chiffoleau, 2015). D’autres travaux récents ont d’une part investi le ḥajj comme un objet d’histoire en analysant les premiers jalons de son intégration à la piété musulmane (Bouali, 2021), d’autre part en mobilisant les méthodes de l’histoire culturelle et des sensibilités (Bursi , 2022 et 2024). Ces différentes approches ont contribué à mettre en lumière la complexité du ḥajj comme « fait social total » (M. Mauss) et le rôle qu’il assume dans le processus de mondialisation, qu’il soit politique, religieux, économique ou sanitaire.
Analysée comme un phénomène global, l’étude du ḥajj ne risque-t-elle pas toutefois de succomber à la tentation d’un discours macroscopique laissant de côté toute une histoire sociale du pèlerinage ? Et si le pèlerin et son expérience du ḥajj n’avaient pas été les grands oubliés de ce tournant historiographique ? Comme tous les « phénomènes massifs » (Revel, 1996), ne conviendrait-il pas dès lors d’appréhender le ḥajj à travers une échelle plus fine d’observation mettant l’accent sur la pluralité des trajectoires individuelles et leur signification ? A cet égard, les certificats de pèlerinage (ʿumra et ḥajj) par procuration de l’époque ayyoubide édités, traduits et analysés par Dominique Sourdel et Janine Sourdel-Thomine ont parfois permis « de pénétrer au tréfonds des expériences personnelles des pèlerins » (Zouache, 2007).
Dans un ouvrage récent, Marjo Buitelaar et Richard Van Leeuwwen (2023) ont montré que les récits de voyages sur le ḥajj donnent à voir une expérience individuelle et personnelle du pèlerinage tant du point de vue du voyage que des rituels. Comme le suggèrent les auteurs, l’analyse de cette riche documentation, longtemps cantonnée à quelques récits médiévaux de voyageurs musulmans, n’en est qu’à ses débuts. Mais un autre écueil se profile alors, qui consisterait à enfermer l’expérience du ḥajj dans une série de monographies, une collection de témoignages individuels sans épaisseur sociale. Inspirée par les méthodes de la micro-histoire, l’historiographie des dernières décennies est venue enrichir la réflexion de l’historien autour des échelles d’observation (Revel, 1996), « l’exceptionnel normal » (Grendi, 1977) ou encore le « paradigme indiciaire » (Ginzburg, 1990). C’est dans cette perspective que des récits de pèlerinage ont été analysés, que l’on songe aux mémoires de Gilles Caillotin publiées par Dominique Julia (Julia, 2006). Plus récemment, la « micro-histoire globale » est venue ouvrir des perspectives prometteuses en mettant en lumière comment des trajectoires et des expériences individuelles pouvaient agir comme autant « d’observatoires mettant en jeu la définition même du global et du local » (Calafat et Bertrand ,2018).
Pour répondre à ces enjeux, ce dossier thématique ambitionne d’inscrire le ḥajj dans sa double dimension, locale et globale, en partant du principe que le ḥajj est tout à la fois une expérience religieuse, sociale et spatiale. Si Alphonse Dupront supposait qu’une analyse de la « société pèlerine » et de sa geste ne peut pas différencier les pèlerins car tout pèlerin, aussi « solitaire » soit-il, est engagé dans « un flux collectif puissant » au cœur d’un « locus sacral » (Dupront, 1987), il s’agit de prolonger cette lecture en appréhendant l’expérience sociale du pèlerinage. L’enjeu est ici de sortir d’une vision surplombante du ḥajj et de son « illusion des fausses continuités » (Julia, 2016) pour privilégier une histoire « au ras du sol » (Revel, 1989) interrogeant la pluralité des contextes historiques et des logiques d’action des pèlerins comme des différents acteurs du pèlerinage (consuls, guides du pèlerinage, savants…) à différentes périodes de l’histoire – que ce soit à l’époque médiévale, moderne ou encore contemporaine – afin de mieux mettre en lumière l’articulation des récits singuliers et collectifs, mais aussi comment une expérience située peut apporter un nouvel éclairage aux logiques globales qui sont en jeu dans l’organisation et le déroulement du ḥajj.
Trois dimensions seront ici privilégiées :
Le ḥajj comme expérience religieuse et dramaturgie du salut : Le ḥajj est, comme le pèlerinage à Rocamadour étudié par Alphonse Dupront, un « lieu de pèlerinage de délivrance du péché commis » (Dupront, 1987). Qu’est-ce que l’écriture du pèlerin nous dit de son expérience religieuse, de sa dramaturgie du salut, de ses rapports aux discours normatifs et à la littérature de dévotion explicitant la fonction eschatologique du ḥajj ? Les contributeurs sont aussi invités à envisager le ḥajj comme une expérience religieuse à l’aune des problématiques des travaux en anthropologie et en sociologie des pèlerinages (Dupront, 1987 ; Hammoudi, 2005 ; Mayeur Jaouen, 2005), de l’histoire des dévotions, de l’histoire culturelle et des sensibilités : quelle place tient le registre émotionnel dans l’expérience religieuse du ḥajj ? Quelle est celle de la piété prophétique dans la
« sacralité vécue » des pèlerins ? En quoi le ḥajj est-il aussi une expérience religieuse langagière, « sonore » et « sensible » ?
Le ḥajj comme enjeu de gouvernance et vecteur d’identité collective : Il s’agira d’analyser dans quelle mesure tout récit du hajj s’inscrit dans un horizon socio-politique donné et participe d’une nouvelle définition de soi et des autres. En quoi l’expérience du pèlerinage contribue-t-elle à reformuler l’articulation entre espace de l’intime et espace public, entre temps du politique, temps du religieux et temps du marchand (Le Goff, 1960) ? Alors que cette manifestation de masse a toujours suscité l’attention et la vigilance des autorités publiques, en quoi encourage-t-elle, à une échelle individuelle ou collective, une forme de « transgression ou de légitimation d’un ordre présent ou à venir » (P. Boutry, 2000) ? Quelles stratégies les pèlerins déploient-ils face aux dispositifs d’encadrement en tout genre déployés à l’occasion du hajj ? Plus largement, les contributions pourront mettre en lumière le rôle joué par les innovations technologiques (de l’imprimerie au numérique) dans l’expérience et le récit de pèlerinage.
Le ḥajj comme épreuve de l’espace : Il conviendra enfin de se pencher sur les différents espaces du ḥajj comme partie prenante de l’expérience du pèlerinage et plus largement sur la « condition géographique » (Lazarotti, 2006) du pèlerin ou de l’acteur du pèlerinage : la route, l’hébergement le séjour, les espaces rituels, la pratique d’un ensemble spatial large autour des lieux emblématiques du ḥajj etc. Une attention particulière sera accordée aux enjeux sociaux, culturels, économiques et politiques de la matérialité urbaine dans la Ville sainte de La Mecque (Sardar, 2014). Les contributeurs seront également invités à analyser dans quelle mesure les différents moyens de transport utilisés vers et dans les Lieux Saints ont été susceptibles d’affecter l’expérience du pèlerinage (Zeghidour, 1989). Plus largement, on s’interrogera sur le fait de savoir comment les pèlerins ont contribué à faire évoluer les frontières du ḥajj, matérielles et symboliques, en les transgressant ou, au contraire, en les confortant.
-
Modalité de réponse
Les propositions d’articles peuvent être en français, en anglais ou en arabe. Elles doivent être envoyées avant le 31 octobre 2025 aux éditeurs de ce numéro spécial : Hassan Bouali (hassan-2007@hotmail.fr), Luc Chantre (luc.chantre@univ-rennes2.fr)
Elles comprendront :
– Le titre de l’article
– Un résumé de 15 à 20 lignes
– Des données permettant l’identification exacte de l’auteur : nom complet, affiliation institutionnelle et fonction, adresse institutionnelle, numéro de téléphone, e-mail.
Après acceptation, la date limite de soumission des articles (9000 mots) est fixée au 1er mars 2026. Les auteurs sont priés de respecter les normes de publication d’Arabian Humanities.
-
Bibliographie indicative
Hassan Bouali, De la révolte au califat zubayride. Histoire d’une expérience politique dans les débuts de l’islam, thèse de doctorat, Paris Nanterre, 2021.
Philippe Boutry et Dominique Julia (dir.), Pèlerins et Pèlerinages dans l’Europe Moderne, Rome, École Française de Rome, 2000.
Marjo Buitelaar, Richard Van Leeuwen, Narrating the Pilgrimage to Mecca : Historical and Contemporary Accounts, Leiden, Brill, 2023.
Adam Bursi et Christian Lange, Islamic Sensory History, Volume 2: 600–1500, Brill, 2024.
Adam Bursi, “Scents of Space : Early Islamic Pilgrimage, Perfume, and Paradise”, Arabica 67 (2-3), p. 200-234.
Adam Bursi, “You were not commanded to stroke it, but to pray nearby it”: debating touch within early Islamic pilgrimage, The Senses and Society (17:1),p. 8-21, 2022.
Lâle Can, Spiritual Subjects : Central Asian Pilgrims and the Ottoman, Stanford University Press 2020.
Romain Bertrand et Guillaume Calafat (dir.), Dossier thématique : « Micro-analyse et histoire globale », Annales, vol. 73, n° 1, 2019.
Luc Chantre, Paul d’Hollander et Jérôme Grévy, Politiques du pèlerinage. Du XVIIème siècle à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.
Luc Chantre, Pèlerinage d’Empires. Une histoire européenne du pèlerinage à La Mecque, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018.
Sylvia Chiffoleau et Anne Madoeuf, Les pèlerinages au Maghreb et au Moyen Orient. Espaces publics, espaces du public, Presses de l’Ifpo,
Sylvia Chiffoleau, Le voyage à La Mecque. Un pèlerinage mondial en terre d’islam, Paris, Belin, 2015.
Rishad Choudhury, Hajj across Empires. Pilgrimage and Political Culture after the Mughals, 1730-1857, Cambridge University Press, 2023.
Rémi Dewière, Du lac Tchad à La Mecque. Le sultanat du Borno et son monde (xvie-xviie siècle), Paris, Éditions de la Sorbonne (coll. « Bibliothèque historique des pays d’Islam », 11), 2017.
Alphonse Dupront, Du Sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris, Gallimard, 1987.
Carlo Ginzburg, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », dans Le débat (nov. 1980), p. 3-44.
Maurice Gaudefroy-Demombynes, Le pèlerinage à La Mekke. Étude d’histoire religieuse, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1923.
Nile Green, Terrains of Exchange. Religious Economies of Global Islam. London, Hurst, 2014.
Edoardo Grendi « Micro-analisi e storia sociale » Quaderni storici, 1977/35, p. 506-520.
Abdallah Hammoudi, Une saison à La Mecque. Récit de pèlerinage, Seuil, 2005.
Danièle Hervieu-Léger, Le Pèlerin et le Converti. La Religion en Mouvement, Paris, Flammarion, 1999.
Dominique Julia, Le Voyage aux saints. Les pèlerinages dans l’Occident moderne (xve-xviiie siècle) Paris, EHESS / Gallimard / Seuil (Hautes Études), 2016.
Dominique Julia, Gilles Caillotin, Pèlerin. Le Retour de Rome d’un Sergier Rémois, Rome, École Française de Rome, 2006.
Eileen Kane, Russian Ḥajj. Empire and the Pilgrimage to Mecca, Ithaca and Londres, Cornell University Press, 2016.
Olivier Lazarotti, Habiter. La condition géographique. Mappemonde, Paris, Belin, 2006.
Jacques Le Goff, “Au Moyen Age: Temps de l’Eglise et temps du marchand”, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1960, 15(3), p. 417–433.
Catherine Mayeur Jaouen, Pèlerinages d’Égypte. Histoire de la piété copte et musulmane XVe-XXe siècles, Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, 2005.
Alexandre Papas, Thomas Welsford, Thierry Zarcone, Central Asian Pilgrims. Ḥajj Routes and Pious Visits Between Central Asia and the Hijâz, Berlin, 2012.
C. Park, Religion and geography. Chapter 17 in Hinnells, J. (ed) Routledge Companion to the Study of Religion. London, Routledge, 2004.
Francis Peters, The Muslim Pilgrimage to Mecca and the Holy Places, Princeton, Princeton University Press, 1995.
Jacques Revel, « L’histoire au ras du sol », préface de l’édition française du Pouvoir au village de Giovanni Levi, 1989
Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, EHESS/Gallimard/Seuil, 1996
Omar Saghi, Paris-La Mecque, Paris, PUF, 2010.
Ziauddin Sardar, Mecca. The Sacred City, London-Dehli, Bloomsbury, 2014.
Petra Sijpesteijn,« An Early Umayyad Papyrus Invitation for the Ḥajj », Journal Of Near Eastern Studies, 73, 2014, p. 179-190.
John Slight, The British Empire and the Ḥajj (1865-1956),Cambridge-London, Harvard University Press, 2015.
Christiaan Snoucke-Hurgronje, Het Mekkaansche feest, Leiden, Brill, 1880.
Christiaan Snoucke Hurgronje, The Mecca Festival, translated and edited by Wolfgang H. Behn, Harrassowitz Verlag, 2012.
Dominique Sourdel et Janine Sourdel-Thomine, Certificats de pèlerinage d’époque ayyoubide : contribution à l’histoire de l’idéologie de l’islam au temps des croisades, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (Documents relatifs à l’Histoire des Croisades 19 ), 2006.
Eric Tagliacozzo et Shawkat M. Toorawa, The Ḥajj. PIlgrimage in Islam, Cambridge University Press, 2016.
Eric Tagliacozzo, The Longest Journey. Southeast Asians and the Pilgrimage to Mecca, Oxford, Oxford University Press,2013.
Victor Turner, Le Phénomène Rituel. Structures et Contre-Structures, Paris, PUF, 1990 [1969].
Richard Van Leeuwen, Ḥajj Travelogues. Texts and Contexts from the 12th Century Until 1950, Brill, 2024.
Catherine Vincent (dir.), Identités pèlerines, Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 2004.
Catherine Vincent, « Du nouveau sur les pèlerinages médiévaux ? », Religion et mentalités au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur d’Hervé Martin, sous la dir. Sophie Cassagnes-Brouquet, Amaury Chauou, Daniel Pichot et Lionel Rousselot, Rennes, 2003, p. 379-386.
Slimane Zeghidour, La vie quotidienne à La Mecque de Mahomet à nos jours, Paris, Hachette, 1989.
Abbès Zouache, Certificats de pèlerinage d’époque ayyoubide : contribution à l’histoire de l’idéologie de l’islam au temps des croisades, publiés et présentés par Dominique Sourdel et Janine Sourdel-Thomine, Bibliothèque de l’école des chartes. 2007, tome 165 (2), p. 539-541.
- The Call for papers in english: https://journals.openedition.org/arabianhumanities/15236